Corrigé sujet concours commun IEP 2022

Faut-il avoir peur des révolutions?

Le concours commun des IEP 2022 proposait un sujet croisé entre les deux thèmes du concours, la peur et les révolutions. Ce n’avait plus était le cas depuis 2009. Les thèmes s’y prêtaient. Si c’est rare, il n’y a pas 20.000 sujets croisés possibles. Il est donc utile de les préparer. Nous avions proposé ce corrigé sur notre manuel rédigé par nos professeurs.  Certains de nos élèves avaient également pu le traiter en concours blanc. Le voici donc. Encore une fois, il ne s’agit que d’une proposition de corrigé. Il n’existe pas de vérités absolues. Néanmoins, une copie de questions contemporaines doit répondre à certains critères incontournables: définition des termes du sujet, problématique, plan en deux partie proposant une réflexion et non une succession de références, et bien entendu des références pertinentes. 

Introduction

« Le changement est la loi de la vie humaine, il ne faut pas en avoir peur ». Ainsi, l’ancien président de la République Jacques Chirac explique que le renversement d’une situation est intrinsèquement nécessaire aux hommes, et que le redouter serait rejeter leur nature véritable. Il invite ainsi à repenser le changement, qui au-delà du bouleversement causé, participe à redéterminer la construction de l’humanité. En effet, cette peur de l’inconnu peut être expliquée selon Charles Darwin dans L’expression des émotions chez l’homme et les animaux comme la réponse instinctive de l’homme face au danger, qu’il souhaite ainsi soit fuir, soit attaquer. 

De ce fait, les révolutions, entendues aujourd’hui comme un événement de rupture se traduisant par l’instauration d’un nouvel ordre politique, culturel, social, sociétal ou technologique comme exprimé par Martin Malia dans son ouvrage Histoire des révolutions. Les révolutions sont donc des changements et des ruptures majeurs de nos civilisations, et participent donc à la création de la peur de part leur part d’incertitude. Toutefois, cette émotion est parfois aussi moteur de changement, par une volonté de se libérer d’un paradigme imposé, terrorisant et oppressif. En effet, la peur a été un moyen de soumettre les peuples, par l’assujettissement ou la manipulation des plus naïfs. 

Les hommes ont souvent été gouvernés par la peur : sous des rois, des tyrans, des empereurs, des dictateurs, jusqu’à des régimes théocratiques et totalitaires. Ainsi, la peur est donc constitutive de nos sociétés et nous pousse, de par sa nature biologique de survie, à redéfinir politiquement, socialement et surtout philosophiquement nos modes de vie. Cependant les révolutions ont également eu pour but de débarrasser les Hommes des peurs les gouvernant et d’instaurer des régimes politiques amputés du principe de peur. Néanmoins toute création politique comporte des failles et les révolutions porteuses d’espoirs peuvent devenir les fossoyeurs de leurs idéaux en réinstallant la peur comme outil de gouvernement et de civilisation.

Dans quelle mesure la révolution permet alors de dépasser la peur ?
D’abord nous verrons en quoi la peur est une constante de la civilisation humaine (IA) mais que cette dernière peut être un moyen de susciter la révolution en retournant la peur contre elle-même (IB). Enfin nous aborderons comment la révolution peut trahir son idéal de libération de la peur (IIA) posant inévitablement la question du dépassement possible du modèle révolutionnaire par l’effacement de la peur au profit de la confiance (IIB).

IA - La peur a, malgré sa nocivité, toujours été au fondement des civilisations

Idée 1 : La peur est constitutive de la société …
Gina Devau, Introduction à une approche biologique de la peur : montre que l’avènement de la civilisation en -3500 ans porte en lui la création de la peur. Elle distingue ainsi des peurs civilisationnelles face à la perception de la civilisation par les individus, ses dérives et sa fin. Exemple : René Barjavel dans Ravage décrit la peur d’une chute brutale de la civilisation moderne occidentale et un retour des peurs contemporaines où toutes certitudes sociales, culturelles et civilisationnelles disparaissent. Tzvetan Todorov, La peur des barbares, au delà du choc des civilisations : les différents empires et Etats, civilisations perçues comme cultivées et d’excellence, faisaient face à la peur des barbares. Elles ont construit leur identité en opposition à celles ennemies. L’auteur prend l’exemple des Gaulois, perçus comme des barbares par les Romains.

Idée 2 : … et utilisée à des fins malveillantes par des gouvernements soucieux de leur pouvoir
Max Weber, Le savant et le politique : l’Etat est un pacte de peur entre citoyens d’un territoire donné et son autorité. Exemple : Frank Furedi, Politics of fear : l’usage de la peur dans les sociétés modernes permet aux dirigeants de faciliter le contrôle politique. Le pouvoir politique peut user et abuser de la répression en toute légitimité. Smith et Wolfish, Qui a peur de l’Etat ? : développent la thèse selon laquelle les Etats contrôlent depuis la Renaissance les informations et opinions par des « cercles de diffusion ». Cela permet de formater les esprit en travestissant la vérité et d’éviter toute opposition. Exemple : Georges Orwell, 1984. Il décrit comment l’usage de la peur par les gouvernements amène à des régimes totalitaires (Océania) contrôlant chaque aspect de la vie quotidienne des citoyens, des émotions au vocabulaire.

 

IB - Non, il ne faut pas avoir peur des révolutions car elles servent justement à ne plus avoir peur

Idée 1 : Les révolutions sont inévitables car la peur ne saurait perdurer
Karl Marx, Manifeste du Parti communiste (1848) : Selon lui, la révolution est une phase normale et prévisible de l’Histoire, parfaitement rationnelle. Il la théorise comme une nécessité sociale et industrielle, et prouve que le peuple doit s’imposer par la révolution car c’est lui qui, du fait même de sa dégradation, fait avancer l’humanité en luttant contre un système capitaliste et bourgeois instaurant la peur. Exemple : La commune de Paris en 1870. Jacques Ellul, Autopsie de la révolution (1969) : montre que l’instauration de la révolution, prônée par un sentiment de l’intolérable, se veut comme un refus du cours de l’histoire, d’un demain qui sera pire qu’aujourd’hui. Exemple : Révolution de Velours en Tchécoslovaquie en 1989

Idée 2 : Les révolutions ont eu pour objectif de se débarrasser de la peur
Frédéric Bluche, Stéphane Rials, Jean Tulard, La Révolution Française (2003) : La révolution française, dirigée par la philosophie des Lumières prônant la liberté intellectuelle et l’égalité entre tous, a permis de s’émanciper des principes liberticides de l’ancien régime. Exemple : Danilo Martuccelli dans son ouvrage Décalages en 1995 montre que la révolution française est l’accomplissement achevé de la formation d’un nouveau pouvoir indépendant des principes à l’oeuvre dans l’ancien régime. Martin Malia, Histoire des révolutions (2008) : la Glorieuse Révolution anglaise de 1688 instaure un régime respectueux des prérogatives du Parlement (House of Commons et House of Lords) et des libertés publiques (Habeas corpus de 1679 et Bill of Rights de 1689). La révolution désigne un processus de violence créatrice qui ouvre une nouvelle ère historique et entraîne la création d’un Homme nouveau. Exemple : Voltaire et Montesquieu s’inspirent eux aussi du modèle anglais dans la constitution d’un nouveau paradigme contre la peur.

 

IIA - A. Toutefois, certaines révolutions dissimulent un contrat de peur

Idée 1 : La révolution peut devenir l’instrument d’une nouvelle terreur …
Alexandre Soljenitsyne L’archipel du Goulag : la révolution bolchevique porteuse d’espoirs a accouché d’un puissant appareil de répression et de peur au sein de la société soviétique en instituant la peur comme règle de vie. Exemple : Les dissident au régime communiste soviétique comme Andrei Sakharov exilé de force à Gorki après critiqué trop ouvertement le pouvoir de Moscou. Olivier Roy, Jean-François Bayart et Fariba Adelkhah Thermidor en Iran : la révolution iranienne censée libérer le pays du régime autoritaire du Shah, l’a au contraire enfermé de nouveau dans une dictature théocratique basée sur la peur religieuse. Exemple : Manifestations en Iran en 2019-2020 d’abord fondées sur des considérations économiques ont rapidement basculées dans une contestation plus franche du régime des mollahs de Téhéran.

Idée 2 : … portant le risque de la finitude de son modèle
Pierre Rosanvallon Le siècle du populisme : la finitude apparente du modèle révolutionnaire comme échappatoire politique et philosophique à la réalité conduit à de nouvelles formes de révoltes contre le système politique perçu comme menaçant. Exemple : La récente candidature d’Éric Zemmour à la présidentielle de 2022 usant de la peur vis-à-vis des étrangers ou des minorités afin de conduire une révolution politique. Fabien Conord Les gauches européennes : la trahison de certains partis de gauche une fois au gouvernement conduit à une perte de confiance envers des mouvements politiques vus comme incarnations de la révolution citoyenne. La véritable révolution s’effectuant au final au travers de la social-démocratie réformatrice. Exemple : Perte d’influence progressive du Parti socialiste en France à partir des années 2010 du fait de renoncements successifs sur les promesses de campagnes (Discours du Bourget de François Hollande pendant la campagne de 2012) en faveur d’une rigueur économique et sociale.

IIB - Ainsi, il convient de repenser la révolution au profit d’un modèle exempt d’abus

Idée 1 : La réforme peut devenir un substitut à la révolution de la peur
Engels, Critique du programme d’Erfurt (1892) : la révolution ne se tient plus dans la violence, la politique instaurée par la démocratie, où les régimes parlementaires permettent une révolution par les urnes. Exemple : Joël Gombin, Le front national (2016) : on peut dorénavant exprimer sa désillusion et son mécontentement politique par le vote (jeunes votant FN) Edgar Morin : à défaut de faire la révolution, on peut radicaliser la démocratie en soumettant les institutions à des réformes pour les rendre plus radicales. Exemple : Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie (2015) : propose notamment la création d’une « assemblée sociale » avec un tirage au sort.

Idée 2 : La confiance comme rempart à la peur ?
Alain Peyrefitte, La société de confiance (1995) : montre que la peur peut être controlée et écartée s’il existe une confiance entre les individus et l’Etat. Exemple : La mise en place du « Grand Débat National » après la crise des gilets jaunes en 2019. Elle a permis la prise en compte par les acteurs publics d’un certain nombre de problématiques citoyennes. Nassim Nicolas Taleb Anti-fragile : les bienfaits du désordre (2012) : démontre que la peur sera toujours présente et qu’il convient dès lors d’apprendre à la supporter en optant pour la résilience. Autrement dit la capacité à ressortir renforcé des événements suscités par la peur. Exemple : prise en compte par l’Union Européenne des conditions pandémiques liées à la COVID-19 afin d’optimiser la réponse aux épidémies.

Conclusion

La peur est donc un facteur récurrent de la société humaine en ce qu’elle est à l’origine de la formation desdites sociétés. Éprouvée par tous mais interprétée différemment, la peur permet la création d’un socle commun entre les individus, indispensable fondation pour les États. Utilisée par des gouvernements soucieux de leur main-mise sur la société et ses évolutions, la peur devient dès lors la règle commune de la vie de l’Homme. Cependant la révolution, de par sa dimension prometteuse, apparait alors comme inéluctable et nécessaire pour le développement futur de la société humaine libérée du joug omniprésent de la peur. Néanmoins, cette même révolution peut devenir à son tour l’instrument concupiscent de nouvelles formes de peur. Au risque d’éroder la pérennité de son paradigme, et par là-même de créer un vide fécond de nouvelles peurs. 

Pour espérer se débarrasser de la peur comme élément déterminant de l’Homme et de sa société, il convient dès lors de remplacer la révolution par un modèle exempt d’abus. Mais aussi de permettre le nécessaire établissement de la confiance comme nouveau facteur dominant de la société.